mercredi 27 mai 2015

Internet nous rend il seul ?

Internet nous rend-il seul ? NON !


Par le 02/05/12 | 13 commentaires | 20,918 lectures | Impression
“Nous vivons dans un isolement qui aurait été inimaginable pour nos ancêtres, et pourtant nous n’avons jamais été plus accessibles” via les technologies de la communication et les médias sociaux, estime l’écrivain Stephen Marche pour The Atlantic.

La montée de la solitude ?

Selon lui, nos médias sociaux interfèrent avec nos amitiés réelles. Pour preuve, Stephen Marche (@StephenMarche) en appelle aux travaux du sociologue Erik Klinenberg (@ericklinenberg), auteur de Going Solo : la montée de l’extraordinaire et surprenant appel à vivre seul . Dans son ouvrage, Klinenberg explique que la vie solitaire se développe plus que jamais : 27 % des ménages américains sont composés d’une seule personne, alors qu’on ne comptait que 10 % de foyers composés d’une seule personne dans les années 50. 35 % des adultes de plus de 45 ans sont chroniquement solitaires, estime une étude de l’AARP (voir le détail .pdf), l’association américaine des personnes retraitées (soit 20 % de plus qu’il y a 10 ans). Selon une autre étude, 20 % des Américains seraient malheureux du fait de leur solitude. Et encore, on peine à distinguer le fait de se sentir seul et le fait d’être seul… rappelle l’écrivain. Car c’est aussi la qualité de nos relations aux autres qui se dégradent… Selon une autre étude réalisée par des sociologues de la Duke university, la taille moyenne de nos réseaux de confidents, c’est-à-dire de gens auxquels nous savons nous confier, serait passée de 2,94 personnes en 1985 à 2,08 en 2004, rapporte Stephen Marche. En 1985, 10 % des Américains déclaraient n’avoir personne avec qui discuter de questions importantes et 15 % avouaient n’avoir qu’un seul vrai ami. En 2004, 25 % n’avaient personne à qui parler et 20 % reconnaissaient n’avoir qu’un seul confident… Bref, non seulement nous sommes plus isolés, mais, selon certaines études, nous rencontrons moins de gens et nous réunissons moins.
Face à cette désintégration sociale, les confidents de remplacements ont explosé. Le nombre de psychologues, de travailleurs sociaux, de thérapeutes a explosé, explique Ronald Dworkin. “Nous avons externalisé le travail de soin quotidien” auprès de gens dont c’est désormais le travail.
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Image : Rittenhouse Square (Philadelphie), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). 25 % des gens observés avec leurs machines dans le parc ne l’avaient jamais visité avant que l’internet n’y soit disponible.


C’est la nature de notre relation à nous-mêmes qui change

Dans Slate, le sociologue américain Eric Klinenberg répond à Stephen Marche et souligne qu’il n’y a aucune preuve que nous soyons plus solitaires que jamais. Il y dénonce le propre mythe que cherche à construire Stephen Marche. Aucun chercheur spécialiste du sujet n’estime que les gens attendent d’avoir en ligne ce qui leur manque dans le réel. L’interprétation par Marche des propos de Klinenberg semble même finalement déplacée. Dans son ouvrage, Klinenberg ne se désole pas du développement de l’individualisme, mais au contraire, en documente les apports et explique que si les gens vivent seuls ce n’est pas au profit de l’augmentation de la solitude, notamment grâce aux nouvelles technologies. Dans un récent édito consacré à cet ouvrage et intitulé “la société du talent”, l’éditorialiste David Brooks (@davidbrooksnyt) faisait une lecture plus juste du livre de Klinenberg. En passant d’une société familiale à une société de gens vivant seuls (mais pas isolés), nous sommes passés d’une société qui protège les gens de leurs faiblesses à une société qui permet aux gens de maximiser leurs talents. Les vieilles structures sociales ont longtemps étouffé la créativité, la nouvelle permet de les maximiser. Dans sa critique, Brooks n’émettait qu’une nuance d’importance, que nous partagerons : dans cette société du talent, la vie est plus difficile pour ceux qui ont le moins de capital social.
Keith Hampton (@mysocnet), sociologue à l’université Rutgers réfute également l’idée que la technologie affaiblisse nos relations, expliquait-il il y a quelques mois au Smithsonian. Contrairement à l’idée répandue que les sites sociaux nous empêchent de participer au monde, le sociologue a montré dans une étude publiée par le Pew internet que les gens qui utilisent des sites sociaux ont tendance à avoir des relations plus étroites avec leurs relations et ont tendance à être plus impliqués dans des activités civiques et politiques que ceux qui ne les utilisent pas.
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Image : Bryant Park (New York), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). A Bryan Park, les gens utilisent leurs ordinateurs et déclarent que cela limite leurs possibilité d’interaction. Mais ce n’est pas tant le résultat de leur usage d’internet, que la configuration même de l’espace et de ses petites tables qui tendent à séparer les gens.
En juin 2011, le Wall Street Journal tirait le portrait de la famille Wilson (vidéo) une famille de 5 personnes à New York qui maintient collectivement 9 blogs et tweet en continue, sans que cela les empêche aussi d’avoir une vie de famille normale. Keith Hampton s’est également intéressé à comment les technologies mobiles sont utilisées dans l’espace public. Selon une enquête de 2008, 38 % des gens utilisent l’internet en bibliothèque, 18 % au café et 5 % à l’Eglise. En imitant le travail de l’urbaniste William Whyte qui utilisa des méthodes d’observation anthropologique pour décrire La vie sociale d’un petit espace urbain, Hampton et ses étudiants ont cherché à décrire un espace d’aujourd’hui La vie sociale d’un espace urbain connecté (à compléter par l’essai photographique .pdf). Pour le sociologue, ce que les gens font en interagissant avec leurs téléphones, leurs ordinateurs, leurs messageries instantanées depuis l’espace public ressemble à une forme d’engagement politique traditionnel. Ils partagent de l’information et ont des discussions sur des sujets importants, non plus avec les personnes qui sont à proximité, mais avec des personnes plus distantes. Dans leur étude, ils remarquent que les utilisateurs d’internet connectés depuis l’espace public ont des conversations plus larges et plus variées que celles qu’apportent les interactions traditionnelles dans l’espace public urbain.

 

Notre relation aux autres était-elle mieux avant ?

Alexandra Samuel (@awsamuel), directrice du Social+ Interactive Media Centre de l’université de design et d’art Emily Carr de Vancouver a fait une réponse assez provocante à Sherry Turkle sur The Atlantic. “C’est une tendance troublante que je constate parmi un trop grand nombre de personnes âgées aujourd’hui. Plutôt que de s’investir dans des conversations sérieuses et soutenues avec des gens qui les aiment et partagent leurs passions, elles gaspillent leurs temps en interactions sporadiques répondant principalement à une proximité géographique.”
Se soucier des enfants qui choisissent de vivre en ligne est aussi déplacé que de se soucier des personnes âgées qui choisissent de vivre déconnectées”, répond, cinglante, Alexandra Samuel, dénonçant chez Turkle une obsession passéiste des relations en face à face, comme si nos relations sociales réelles étaient parfaites. Et de se moquer des valeurs et des normes sociales que prône Turkle, face à ces adolescents qui comprennent la connectivité, mais pas la “vraie” connexion. Pourquoi nos conversations seraient-elles plus significatives en face à face que via les médias sociaux ?
“Nous pouvons avoir de vraies conversations dans une fenêtre de tchat qui nous maintient connectés toute la journée à notre meilleur ami à l’autre bout du pays. Nous pouvons embasser l’importance de la solitude et de l’autoréflexion, écrire un billet de blog qui creuse profondément un défi personnel – et même, peut-être, choisir de l’écrire anonymement afin de partager un plus profond niveau d’autorévélation que nous n’aurions pu le faire hors ligne. Nous pouvons vraiment écouter et vraiment nous faire entendre, parce que les groupes affinitaires en ligne nous aident à trouver ou retrouver des amis qui sont prêts à nous rencontrer tels que nous sommes vraiment.
Tels sont les outils, les pratiques et les communautés qui peuvent rendre la vie en ligne non pas éloignée de la conversation, mais plongée dedans. Mais nous ne réaliserons pas ces possibilités aussi longtemps que nous nous accrocherons à une nostalgie pour la conversation telle que nous nous en souvenons, tant que nous décrirons l’émergence de la culture numérique en terme de conflit générationnel, ou que nous nous déchargerons de toute responsabilité pour la création d’un monde en ligne dans lequel le lien significatif est la norme plutôt que l’exception. (…) Nous ne serons seuls que si nous choisissons de l’être.”

 

Mais pourquoi nous posons-nous cette question ?

Zeynep Tufekci (@techsoc), professeur à l’Ecole d’information et au département de sociologie de l’université de Caroline du Nord, se posait sur son blog la question de savoir pourquoi cette question de la solitude nous intéressait tant.
Si nos liens forts se sont peut-être distendus, notre connexion a des relations plus éloignées, longtemps apanage des classes sociales supérieures, elle, s’est globalement améliorée, et elle s’est plus améliorée pour les internautes que pour les non-internautes. En nous permettant de nous connecter plus facilement à des personnes avec lesquelles on partage des affinités, plutôt qu’avec des personnes dont on partage une proximité physique, internet permet de mieux combattre l’isolement. “Les gens qui peuvent utiliser l’Internet pour mieux trouver et/ou rester en contact avec les gens avec qui ils partagent des affinités sont plus susceptibles d’être en mesure de compenser la perte des liens de voisinage/famille.” L’isolement social est bien plus la cause de la suburbanisation, des déplacements, de la progression du travail ou du délitement de la vie associative que de la sociabilité en ligne. Nous corrélons des faits qui ne sont pas liés, estime la chercheuse. Notre sentiment d’isolement n’a rien à voir avec l’augmentation de notre connectivité, même si ces deux phénomènes se déroulent en même temps. Nous sommes de mauvais moteurs narratifs : nous avons tendance à dérouler des histoires chaque fois que nous voyons des co-occurences.
“Nos relations sociales en face à face sont LE fondement de la communication humaine. Un bébé de quelques jours réagit différemment à une figure en forme de visage humain qu’aux mêmes éléments disposés de manière aléatoire. Sourire avec un ami est inimitable. Rien ne remplace le fait d’étreindre quelqu’un. Mais cela ne signifie pas que les gens ne peuvent pas avoir de relations significatives s’ils ne sont pas en face à face, ni que l’interaction en ligne est à l’origine d’une diminution des relations en face à face (les données montrent que les gens qui interagissent socialement en ligne, en moyenne, ont tendance à interagir également plus souvent déconnectés. Les gens les plus sociaux sont plus sociaux, que ce soit en ligne ou hors ligne).”
Dans une tribune publiée sur The Atlantic Zeynep Tufekci, rappelle encore que, contrairement à ce qu’avance Sherry Turkle, les médias sociaux ne nous divisent pas. Au contraire, ils sont une tentative, désespérée, des gens à se connecter aux autres, indépendamment de tous les obstacles que la modernité impose à nos vies : la suburbanisation qui nous isole les uns des autres, les migrations qui nous dispersent sur le globe, la machine à consommer et bien sûr, la télévision, la machine à aliéner ultime, qui demeure la forme médiatique dominante. Pour la plupart des gens, l’enjeu n’est pas de choisir entre se promener sur la plage de cap Cod et les médias sociaux, mais consiste plutôt à choisir entre télévision et médias sociaux. Rien n’accable plus Zeynep Tufekci que de lire des articles de panique diabolisant les médias sociaux, quand ils ne regardent pas, tout ce qui, dans le réel, a une action bien plus concrète et bien plus pire. Ceux qui sur la plage de cap Cod ont la tête dans leur mobile ne parlent pas à des robots, ils parlent à des gens qu’ils jugent importants dans leur vie.
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Image : Nathan Phillips Square (Toronto), photographié par Rhonda Mcewen pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). Les utilisateurs de téléphones mobile ou d’internet sans fil sont peu attentifs à leur environnement immédiats, même si les stimulis sont forts (comme cette fanfare), mais pas plus que ceux qui lisent des livres ou écoutent de la musique sur des supports plus traditionnels.
La socialisation en ligne profite donc avant tout à ceux qui avaient déjà une forte sociabilité hors ligne et souvent à ceux qui souffraient de leur vie sociale réelle. Cependant, concède la chercheuse, il y a bien des gens qui se sentaient à l’aise dans les conversations en face à face et qui se sentent un peu perdu avec les conversations via les dispositifs technologiques. Ce sont des gens qui n’utilisent pas ou n’arrivent pas à utiliser ces outils par manque de compétence ou de disposition à se socialiser par ces moyens. “De la même manière que les gens sont capables de trouver d’autres gens d’après les intérêts communs qu’ils partagent – plutôt que d’interagir avec eux d’une manière traditionnelle, en partageant une même proximité géographique – les gens qui dépendent de la proximité géographique ou familiale pour leur connectivité sociale, se trouvent désavantagés s’ils ne sont pas capables de développer leurs propres réseaux.” Dit autrement, nous ne sommes pas tous solubles dans les mêmes formes de sociabilité : certaines nous conviennent mieux que d’autres. Pour Zeynep Tufekci, certains d’entre nous ont plus de difficulté à la communication médiatisée que d’autres, tout comme au début du téléphone beaucoup de gens ne voulaient pas parler dedans, ne sachant pas comment se comporter avec.
C’est ce que Zeynep Tufekci a surnommé la “cyberasocialité” (.pdf). La cyberasocialité est l’incapacité ou la réticence de certaines personnes à se rapporter à d’autres via les médias sociaux comme ils le font quand ils sont physiquement présents. Pour elle, de la même manière que tout le monde n’arrive pas à convertir un texte ou un visuel en langage dans leur cerveau, certains ont du mal à assimiler l’interaction médiatisée en sociabilité. Alors que la sociabilité en face à face est profondément intégrée en nous, ce n’est pas encore le cas de l’interaction médiatisée, qu’il nous faut apprendre comme on a appris la lecture ou l’écriture.
Il y a peut-être une perte qualitative dans le passage des conversations en face à face aux conversations médiatisées, concède Zeynep Tufekci. Mais c’est loin d’être vrai pour tout le monde. Et c’est là surtout un argument éminemment subjectif. L’évitement de la conversation, même en face à face, est loin de se résumer à la technologie, même si une télé allumée ou un journal ouvert est un bon moyen pour éviter l’échange.
Internet ne nous rend pas plus seul que Google ne nous rendait idiot, comme l’affirmait Nicholas Carr dans un article éponyme ou dans son livre (Internet rend-il bête ?) auquel nous avions répondu également. Ca n’empêchera pas ce marronnier de continuer à éclore régulièrement. Il est toujours plus facile d’accuser la nouveauté que de comprendre l’évolution en cours.
Hubert Guillaud

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