jeudi 28 mai 2015

Internet change-t-il les relations humaines ?

3 - Internet change-t-il les relations humaines ?

Les réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter produisent quantité de données permettant l'étude de nos comportements. Des scientifiques réfléchissent à la meilleure façon d'en tirer parti.
Sur Facebook, rien de plus facile que d'avoir 1 000, 2 000, voire 5 000 « amis ». Cette facilité à étendre ses connexions entretient l'idée selon laquelle les réseaux permettent d'avoir beaucoup plus de relations que dans la vie réelle. Qu'en est-il vraiment ? Les réseaux sociaux sur Internet ont-ils bouleversé les relations sociales humaines ? Une récente étude portant sur Twitter, un réseau de micromessages en ligne, montre que cette idée reste un mythe : en pratique, on maintient des contacts réguliers avec pas plus de 200 relations [1].
Comment l'équipe menée par Alessandro Vespignani, aujourd'hui à l'université Northeastern, aux États-Unis, s'y est-elle prise pour estimer le nombre maximal de contacts réguliers ? À partir de 380 millions de « tweets », ces chercheurs ont extrait 25 millions de conversations, chacune correspondant à 2 ou 3 tweets envoyés en réponse les uns aux autres sur une période de six mois. Au final, le réseau étudié était formé de 1,7 million d'individus - les noeuds du réseau - reliés par ces 25 millions de conversations - les liens. En attribuant plus de poids à chaque lien selon le nombre de réponses et en étudiant la saturation des connexions en fonction du nombre de messages entrants, ils ont montré que le nombre d'utilisateurs avec lequel un échange a réellement lieu sature aux alentours de 100 à 200. Cette analyse est confirmée par un modèle de champ moyen, très courant en physique statistique, où l'on remplace les interactions entre tous les individus par une interaction moyenne. Ici, le modèle considère le point de vue d'un seul utilisateur qui reçoit les connexions « moyennes » de tous les autres.
Cette étude étaye donc la vision de l'anthropologue britannique Robin Dunbar proposée en 1993. Selon lui, pour des raisons cognitives liées à la taille du néocortex, le nombre de relations stables qu'un individu peut maintenir simultanément est de l'ordre de 150. Sur les réseaux sociaux, ajouter un ami, c'est facile, mais entretenir un lien durable prend du temps... Le travail met aussi en évidence la distinction entre liens « apparents » des réseaux sociaux en ligne, qui sont a priori en nombre illimité et n'ont aucun « coût » de création, et les liens plus « réels » le long desquels existe une réelle relation de type sociale, dont le maintien a un certain coût en termes de cognition et de temps. Une distinction que l'on retrouve sur les réseaux physiques où la place dont on dispose et le coût contraignent le fait d'ajouter une nouvelle liaison.

Terrain d'investigation

Même si les réseaux sociaux font apparaître de nouveaux usages - et tweeter en est un -, ils ne permettent pas de transcender les contraintes biologiques sur la communication humaine. La véritable révolution des réseaux sociaux est, nous l'avons dit, celle des données. Ainsi, l'essor du Web participatif et des réseaux sociaux en ligne fournit un nouveau terrain d'investigation pour les sciences humaines. Un terrain dans lequel la complexité est une part essentielle. Les expériences quantitatives à grande échelle dans les réseaux complexes deviennent possibles, notamment pour tester l'homophilie. L'homophilie est la traduction sociologique de cet adage bien connu : « Qui se ressemble s'assemble. » Dans les réseaux sociaux, deux individus qui ont une relation sont typiquement plus « similaires » que deux individus pris au hasard dans la population. La science des réseaux permet d'analyser plus finement cette similarité.
Eytan Bakshy et ses collègues, de l'université du Michigan, aux États-Unis, spécialistes de l'analyse des données des réseaux sociaux, viennent ainsi de publier un travail portant sur la manière dont l'information est échangée parmi 235 millions de personnes inscrites sur Facebook [2]. Habituellement, lorsqu'un utilisateur publie sur son « mur » une information - un article de journal, une photo, une vidéo, etc. -, ses amis voient cet élément dans leurs données de mise à jour (le « feed ») et choisissent ou non de le partager à nouveau. Ce partage successif d'un même élément par deux utilisateurs est-il dû au fait qu'ils ont été tous deux exposés à la même information, indépendamment de leur utilisation de Facebook et de leur lien d'amitié, ou à une réelle propagation de type bouche à oreille ? Autrement dit, est-ce que deux personnes qui partagent la même information le font parce qu'elles ont lu le même journal, ou parce qu'elles ont vu l'information partagée par l'autre ?
Afin de quantifier le rôle des liens dans cette diffusion de l'information, les auteurs ont modifié l'exposition d'un grand nombre d'individus aux signaux partagés par leurs amis. En temps normal, toute information exposée par un individu apparaît sur le « fil d'actualité » de ses amis. Ici, les chercheurs ont supprimé cette exposition automatique de manière aléatoire pour une petite fraction d'informations.
Ils montrent ainsi que, lorsqu'un utilisateur partage une information, ceux de ses amis qui y ont été exposés via Facebook ont une probabilité supérieure de le partager. Et, ils le font plus rapidement, que ceux n'ayant pas reçu l'information sur leur fil d'actualité. De plus ils montrent l'importance des liens dits « forts » , quantifiés par exemple par le nombre de messages échangés.
Ainsi, la probabilité de repartager une information est plus élevée si elle a été d'abord exposée par un ami avec qui l'individu a ce lien fort. Toutefois, le rôle des liens faibles est également intéressant. Car plus ces liens sont nombreux, plus les stimuli sont variés. Du coup, un individu dans un tel réseau est ainsi plus exposé à des informations différentes de celles reçues par son voisinage « fort ».

Données protégées

Aussi stimulantes soient-elles, ces études de grande ampleur se heurtent à un obstacle de taille : le problème de la confidentialité des données. De fait, 3 des 4 signataires de cet article appartiennent au Centre de recherche sur les données de la société Facebook. Comme beaucoup d'acteurs commerciaux du Web, l'entreprise garde jalousement ses propres données. Aucun autre groupe n'a donc accès à ces données pour les analyser indépendamment. Ce qui pose un sérieux problème de reproductibilité des résultats, pierre angulaire de la démarche scientifique... Pour contourner cette difficulté, les chercheurs travaillent aussi avec des données publiques, souvent sur des réseaux plus modestes en taille que Facebook.
Une autre stratégie consiste à collecter soi-même des données issues de traces numériques laissées, volontairement ou non, par les nouvelles technologies utilisées dans la vie quotidienne. Avec des collègues allemands, italiens et français, de la collaboration « SocioPatterns » nous avons ainsi mis au point une infrastructure à base de badges RFID actifs qui échangent des paquets d'informations lorsque deux individus équipés se retrouvent face à face [3]. Nous avons déployé cette infrastructure dans des environnements divers : une école primaire, des conférences scientifiques, un musée ou des hôpitaux. Le déploiement est rapide : dans une école par exemple, on peut installer badges et matériels le lundi, et récupérer les données prêtes à être analysées le vendredi suivant. Grâce à ces traces, on dresse petit à petit une sorte d'atlas des interactions humaines. Peut-on y discerner des propriétés génériques et des caractères spécifiques aux différents environnements ? Comme on pouvait s'y attendre, les structures des réseaux de contacts diffèrent entre une journée au musée et une semaine à l'école par exemple [fig. 1]. Cependant, quand on étudie en détail les durées d'interaction entre les personnes, elles présentent des similarités : la statistique des durées d'interactions est analogue dans les différents environnements [4].

Régularités statistiques

À plus grande échelle, les traces de la téléphonie mobile permettent de déduire des informations statistiques sur les déplacements au sein d'une ville ou d'un pays. En suivant des millions d'utilisateurs, on découvre des régularités statistiques dans ces déplacements et ce, à différentes échelles. Ces régularités servent à définir les lois générales qui gouvernent les flux d'individus entre régions urbaines, selon les densités de population. Le degré de désordre des trajectoires individuelles de 50 000 personnes, obtenues via la localisation approximative de leurs téléphones portables, durant trois mois, a même permis de quantifier jusqu'à quel point la trajectoire future d'un individu peut être prédite, connaissant ses déplacements passés [5]. Cette capacité prédictive est étonnamment élevée, avec une moyenne de 93 %, malgré de fortes différences dans les trajectoires individuelles.
Qu'il s'agisse des traces numériques laissées par les activités humaines ou de nos relations sociales en ligne, l'aspect masse de données requiert le développement de nouveaux outils d'analyse de données et de modélisation ; elle permet de poser autrement la question de la complexité : comment émergent des propriétés globales à partir de l'action individuelle d'une multitude d'acteurs. Ces masses de données posent aussi de nouveaux problèmes. Dans le cas du suivi par RFID, on peut collecter des dizaines de milliers de contacts de durées très variées entre des centaines d'individus en les enregistrant toutes les minutes. Jusqu'à quel point peut-on simplifier ces données de manière à ne garder que l'information essentielle pour que la modélisation soit possible, sans perdre les aspects dynamiques importants ? La question reste ouverte.
Toutes ces interrogations expliquent l'intérêt et l'interaction de scientifiques venant de domaines divers, de la physique statistique à l'informatique. La combinaison de leurs expertises avec celle des sciences sociales ouvre la voie à l'ère des sciences sociales quantitatives. Le Web participatif est un élément important de ce domaine : jusqu'à quel point les internautes sont-ils prêts à participer à ces études de sciences sociales ou de santé publique ? Le lancement récent du réseau de surveillance de la grippe - grippenet.fr - vise à répondre à ce type de question. Et quand les sociétés privées entrent dans la partie, cela peut donner un réseau de travailleurs en ligne, tel celui imaginé par la société Amazon. Avec Amazon Mechanical Turk, vous pouvez inclure dans les logiciels que vous être en train de concevoir des tâches répétitives pour lesquelles l'intelligence humaine reste irremplaçable. Par exemple, si votre logiciel doit effectuer une reconnaissance faciale, tâche mieux réalisée par un être humain qu'un ordinateur, vous pouvez « recruter » des milliers de personnes à travers le monde qui feront cette reconnaissance moyennant une petite rémunération. Encore un nouveau domaine d'exploration pour la sociologie des réseaux complexes... et celle du travail.
Par Alain Barrat

mercredi 27 mai 2015

Internet nous rend il seul ?

Internet nous rend-il seul ? NON !


Par le 02/05/12 | 13 commentaires | 20,918 lectures | Impression
“Nous vivons dans un isolement qui aurait été inimaginable pour nos ancêtres, et pourtant nous n’avons jamais été plus accessibles” via les technologies de la communication et les médias sociaux, estime l’écrivain Stephen Marche pour The Atlantic.

La montée de la solitude ?

Selon lui, nos médias sociaux interfèrent avec nos amitiés réelles. Pour preuve, Stephen Marche (@StephenMarche) en appelle aux travaux du sociologue Erik Klinenberg (@ericklinenberg), auteur de Going Solo : la montée de l’extraordinaire et surprenant appel à vivre seul . Dans son ouvrage, Klinenberg explique que la vie solitaire se développe plus que jamais : 27 % des ménages américains sont composés d’une seule personne, alors qu’on ne comptait que 10 % de foyers composés d’une seule personne dans les années 50. 35 % des adultes de plus de 45 ans sont chroniquement solitaires, estime une étude de l’AARP (voir le détail .pdf), l’association américaine des personnes retraitées (soit 20 % de plus qu’il y a 10 ans). Selon une autre étude, 20 % des Américains seraient malheureux du fait de leur solitude. Et encore, on peine à distinguer le fait de se sentir seul et le fait d’être seul… rappelle l’écrivain. Car c’est aussi la qualité de nos relations aux autres qui se dégradent… Selon une autre étude réalisée par des sociologues de la Duke university, la taille moyenne de nos réseaux de confidents, c’est-à-dire de gens auxquels nous savons nous confier, serait passée de 2,94 personnes en 1985 à 2,08 en 2004, rapporte Stephen Marche. En 1985, 10 % des Américains déclaraient n’avoir personne avec qui discuter de questions importantes et 15 % avouaient n’avoir qu’un seul vrai ami. En 2004, 25 % n’avaient personne à qui parler et 20 % reconnaissaient n’avoir qu’un seul confident… Bref, non seulement nous sommes plus isolés, mais, selon certaines études, nous rencontrons moins de gens et nous réunissons moins.
Face à cette désintégration sociale, les confidents de remplacements ont explosé. Le nombre de psychologues, de travailleurs sociaux, de thérapeutes a explosé, explique Ronald Dworkin. “Nous avons externalisé le travail de soin quotidien” auprès de gens dont c’est désormais le travail.
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Image : Rittenhouse Square (Philadelphie), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). 25 % des gens observés avec leurs machines dans le parc ne l’avaient jamais visité avant que l’internet n’y soit disponible.


C’est la nature de notre relation à nous-mêmes qui change

Dans Slate, le sociologue américain Eric Klinenberg répond à Stephen Marche et souligne qu’il n’y a aucune preuve que nous soyons plus solitaires que jamais. Il y dénonce le propre mythe que cherche à construire Stephen Marche. Aucun chercheur spécialiste du sujet n’estime que les gens attendent d’avoir en ligne ce qui leur manque dans le réel. L’interprétation par Marche des propos de Klinenberg semble même finalement déplacée. Dans son ouvrage, Klinenberg ne se désole pas du développement de l’individualisme, mais au contraire, en documente les apports et explique que si les gens vivent seuls ce n’est pas au profit de l’augmentation de la solitude, notamment grâce aux nouvelles technologies. Dans un récent édito consacré à cet ouvrage et intitulé “la société du talent”, l’éditorialiste David Brooks (@davidbrooksnyt) faisait une lecture plus juste du livre de Klinenberg. En passant d’une société familiale à une société de gens vivant seuls (mais pas isolés), nous sommes passés d’une société qui protège les gens de leurs faiblesses à une société qui permet aux gens de maximiser leurs talents. Les vieilles structures sociales ont longtemps étouffé la créativité, la nouvelle permet de les maximiser. Dans sa critique, Brooks n’émettait qu’une nuance d’importance, que nous partagerons : dans cette société du talent, la vie est plus difficile pour ceux qui ont le moins de capital social.
Keith Hampton (@mysocnet), sociologue à l’université Rutgers réfute également l’idée que la technologie affaiblisse nos relations, expliquait-il il y a quelques mois au Smithsonian. Contrairement à l’idée répandue que les sites sociaux nous empêchent de participer au monde, le sociologue a montré dans une étude publiée par le Pew internet que les gens qui utilisent des sites sociaux ont tendance à avoir des relations plus étroites avec leurs relations et ont tendance à être plus impliqués dans des activités civiques et politiques que ceux qui ne les utilisent pas.
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Image : Bryant Park (New York), photographié par Oren Livio pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). A Bryan Park, les gens utilisent leurs ordinateurs et déclarent que cela limite leurs possibilité d’interaction. Mais ce n’est pas tant le résultat de leur usage d’internet, que la configuration même de l’espace et de ses petites tables qui tendent à séparer les gens.
En juin 2011, le Wall Street Journal tirait le portrait de la famille Wilson (vidéo) une famille de 5 personnes à New York qui maintient collectivement 9 blogs et tweet en continue, sans que cela les empêche aussi d’avoir une vie de famille normale. Keith Hampton s’est également intéressé à comment les technologies mobiles sont utilisées dans l’espace public. Selon une enquête de 2008, 38 % des gens utilisent l’internet en bibliothèque, 18 % au café et 5 % à l’Eglise. En imitant le travail de l’urbaniste William Whyte qui utilisa des méthodes d’observation anthropologique pour décrire La vie sociale d’un petit espace urbain, Hampton et ses étudiants ont cherché à décrire un espace d’aujourd’hui La vie sociale d’un espace urbain connecté (à compléter par l’essai photographique .pdf). Pour le sociologue, ce que les gens font en interagissant avec leurs téléphones, leurs ordinateurs, leurs messageries instantanées depuis l’espace public ressemble à une forme d’engagement politique traditionnel. Ils partagent de l’information et ont des discussions sur des sujets importants, non plus avec les personnes qui sont à proximité, mais avec des personnes plus distantes. Dans leur étude, ils remarquent que les utilisateurs d’internet connectés depuis l’espace public ont des conversations plus larges et plus variées que celles qu’apportent les interactions traditionnelles dans l’espace public urbain.

 

Notre relation aux autres était-elle mieux avant ?

Alexandra Samuel (@awsamuel), directrice du Social+ Interactive Media Centre de l’université de design et d’art Emily Carr de Vancouver a fait une réponse assez provocante à Sherry Turkle sur The Atlantic. “C’est une tendance troublante que je constate parmi un trop grand nombre de personnes âgées aujourd’hui. Plutôt que de s’investir dans des conversations sérieuses et soutenues avec des gens qui les aiment et partagent leurs passions, elles gaspillent leurs temps en interactions sporadiques répondant principalement à une proximité géographique.”
Se soucier des enfants qui choisissent de vivre en ligne est aussi déplacé que de se soucier des personnes âgées qui choisissent de vivre déconnectées”, répond, cinglante, Alexandra Samuel, dénonçant chez Turkle une obsession passéiste des relations en face à face, comme si nos relations sociales réelles étaient parfaites. Et de se moquer des valeurs et des normes sociales que prône Turkle, face à ces adolescents qui comprennent la connectivité, mais pas la “vraie” connexion. Pourquoi nos conversations seraient-elles plus significatives en face à face que via les médias sociaux ?
“Nous pouvons avoir de vraies conversations dans une fenêtre de tchat qui nous maintient connectés toute la journée à notre meilleur ami à l’autre bout du pays. Nous pouvons embasser l’importance de la solitude et de l’autoréflexion, écrire un billet de blog qui creuse profondément un défi personnel – et même, peut-être, choisir de l’écrire anonymement afin de partager un plus profond niveau d’autorévélation que nous n’aurions pu le faire hors ligne. Nous pouvons vraiment écouter et vraiment nous faire entendre, parce que les groupes affinitaires en ligne nous aident à trouver ou retrouver des amis qui sont prêts à nous rencontrer tels que nous sommes vraiment.
Tels sont les outils, les pratiques et les communautés qui peuvent rendre la vie en ligne non pas éloignée de la conversation, mais plongée dedans. Mais nous ne réaliserons pas ces possibilités aussi longtemps que nous nous accrocherons à une nostalgie pour la conversation telle que nous nous en souvenons, tant que nous décrirons l’émergence de la culture numérique en terme de conflit générationnel, ou que nous nous déchargerons de toute responsabilité pour la création d’un monde en ligne dans lequel le lien significatif est la norme plutôt que l’exception. (…) Nous ne serons seuls que si nous choisissons de l’être.”

 

Mais pourquoi nous posons-nous cette question ?

Zeynep Tufekci (@techsoc), professeur à l’Ecole d’information et au département de sociologie de l’université de Caroline du Nord, se posait sur son blog la question de savoir pourquoi cette question de la solitude nous intéressait tant.
Si nos liens forts se sont peut-être distendus, notre connexion a des relations plus éloignées, longtemps apanage des classes sociales supérieures, elle, s’est globalement améliorée, et elle s’est plus améliorée pour les internautes que pour les non-internautes. En nous permettant de nous connecter plus facilement à des personnes avec lesquelles on partage des affinités, plutôt qu’avec des personnes dont on partage une proximité physique, internet permet de mieux combattre l’isolement. “Les gens qui peuvent utiliser l’Internet pour mieux trouver et/ou rester en contact avec les gens avec qui ils partagent des affinités sont plus susceptibles d’être en mesure de compenser la perte des liens de voisinage/famille.” L’isolement social est bien plus la cause de la suburbanisation, des déplacements, de la progression du travail ou du délitement de la vie associative que de la sociabilité en ligne. Nous corrélons des faits qui ne sont pas liés, estime la chercheuse. Notre sentiment d’isolement n’a rien à voir avec l’augmentation de notre connectivité, même si ces deux phénomènes se déroulent en même temps. Nous sommes de mauvais moteurs narratifs : nous avons tendance à dérouler des histoires chaque fois que nous voyons des co-occurences.
“Nos relations sociales en face à face sont LE fondement de la communication humaine. Un bébé de quelques jours réagit différemment à une figure en forme de visage humain qu’aux mêmes éléments disposés de manière aléatoire. Sourire avec un ami est inimitable. Rien ne remplace le fait d’étreindre quelqu’un. Mais cela ne signifie pas que les gens ne peuvent pas avoir de relations significatives s’ils ne sont pas en face à face, ni que l’interaction en ligne est à l’origine d’une diminution des relations en face à face (les données montrent que les gens qui interagissent socialement en ligne, en moyenne, ont tendance à interagir également plus souvent déconnectés. Les gens les plus sociaux sont plus sociaux, que ce soit en ligne ou hors ligne).”
Dans une tribune publiée sur The Atlantic Zeynep Tufekci, rappelle encore que, contrairement à ce qu’avance Sherry Turkle, les médias sociaux ne nous divisent pas. Au contraire, ils sont une tentative, désespérée, des gens à se connecter aux autres, indépendamment de tous les obstacles que la modernité impose à nos vies : la suburbanisation qui nous isole les uns des autres, les migrations qui nous dispersent sur le globe, la machine à consommer et bien sûr, la télévision, la machine à aliéner ultime, qui demeure la forme médiatique dominante. Pour la plupart des gens, l’enjeu n’est pas de choisir entre se promener sur la plage de cap Cod et les médias sociaux, mais consiste plutôt à choisir entre télévision et médias sociaux. Rien n’accable plus Zeynep Tufekci que de lire des articles de panique diabolisant les médias sociaux, quand ils ne regardent pas, tout ce qui, dans le réel, a une action bien plus concrète et bien plus pire. Ceux qui sur la plage de cap Cod ont la tête dans leur mobile ne parlent pas à des robots, ils parlent à des gens qu’ils jugent importants dans leur vie.
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Image : Nathan Phillips Square (Toronto), photographié par Rhonda Mcewen pour La vie sociale d’un espace urbain connecté (.pdf). Les utilisateurs de téléphones mobile ou d’internet sans fil sont peu attentifs à leur environnement immédiats, même si les stimulis sont forts (comme cette fanfare), mais pas plus que ceux qui lisent des livres ou écoutent de la musique sur des supports plus traditionnels.
La socialisation en ligne profite donc avant tout à ceux qui avaient déjà une forte sociabilité hors ligne et souvent à ceux qui souffraient de leur vie sociale réelle. Cependant, concède la chercheuse, il y a bien des gens qui se sentaient à l’aise dans les conversations en face à face et qui se sentent un peu perdu avec les conversations via les dispositifs technologiques. Ce sont des gens qui n’utilisent pas ou n’arrivent pas à utiliser ces outils par manque de compétence ou de disposition à se socialiser par ces moyens. “De la même manière que les gens sont capables de trouver d’autres gens d’après les intérêts communs qu’ils partagent – plutôt que d’interagir avec eux d’une manière traditionnelle, en partageant une même proximité géographique – les gens qui dépendent de la proximité géographique ou familiale pour leur connectivité sociale, se trouvent désavantagés s’ils ne sont pas capables de développer leurs propres réseaux.” Dit autrement, nous ne sommes pas tous solubles dans les mêmes formes de sociabilité : certaines nous conviennent mieux que d’autres. Pour Zeynep Tufekci, certains d’entre nous ont plus de difficulté à la communication médiatisée que d’autres, tout comme au début du téléphone beaucoup de gens ne voulaient pas parler dedans, ne sachant pas comment se comporter avec.
C’est ce que Zeynep Tufekci a surnommé la “cyberasocialité” (.pdf). La cyberasocialité est l’incapacité ou la réticence de certaines personnes à se rapporter à d’autres via les médias sociaux comme ils le font quand ils sont physiquement présents. Pour elle, de la même manière que tout le monde n’arrive pas à convertir un texte ou un visuel en langage dans leur cerveau, certains ont du mal à assimiler l’interaction médiatisée en sociabilité. Alors que la sociabilité en face à face est profondément intégrée en nous, ce n’est pas encore le cas de l’interaction médiatisée, qu’il nous faut apprendre comme on a appris la lecture ou l’écriture.
Il y a peut-être une perte qualitative dans le passage des conversations en face à face aux conversations médiatisées, concède Zeynep Tufekci. Mais c’est loin d’être vrai pour tout le monde. Et c’est là surtout un argument éminemment subjectif. L’évitement de la conversation, même en face à face, est loin de se résumer à la technologie, même si une télé allumée ou un journal ouvert est un bon moyen pour éviter l’échange.
Internet ne nous rend pas plus seul que Google ne nous rendait idiot, comme l’affirmait Nicholas Carr dans un article éponyme ou dans son livre (Internet rend-il bête ?) auquel nous avions répondu également. Ca n’empêchera pas ce marronnier de continuer à éclore régulièrement. Il est toujours plus facile d’accuser la nouveauté que de comprendre l’évolution en cours.
Hubert Guillaud

mardi 26 mai 2015

La génération Y


Internet et relations sociales

Bref survol des écrits sur Internet et le lien social

Le discours pessimiste

Le discours pessimiste insiste sur le fait que les technologies de la communication sont à la source d'une idéologie centrale qui conduit à la désinformation des citoyens et qui est, de surcroît, « probablement devenue la grande superstition de notre temps » (Ramonet, 1997 : 7). Ce discours parle aussi d'un antihumanisme de la révolution technologique : on s'interroge sur l'avenir de la vie humaine dans un environnement où le progrès technologique tend vers le développement des machines « intelligentes » (Breton, 2000 ; Joy, 2000 ; Jonas, 1990). Pour certains, cette évolution résulte de la convergence d'Internet, des valeurs du libéralisme et de l'ouverture de nouveaux marchés (Breton, 2000 ; Ramonet, 1999 ; Barber, 1999). Pour d'autres, elle ne fait que correspondre à la crise du lien social au sein de la société individualiste de masse où les hommes tentent désespérément de combler leur solitude (Wolton, 2000 ; Jauréguiberry, 2000).
Les auteurs critiques dénoncent vigoureusement les effets négatifs des technologies de l'information et de la communication (TIC) sur le lien social. Selon leur point de vue, la communication humaine, médiatisée par l'ordinateur, est transformée par des pratiques pernicieuses telles que la séparation physique et la fin de la rencontre directe, la confusion entre le virtuel et le réel et la communication permanente (Breton, 2000 ; Wolton, 2000 ; Jauréguiberry, 2000). La manipulation identitaire devient une conséquence importante de cette séparation physique ; un « individu peut maintenant superposer une identité virtuelle à son identité réelle » (Jauréguiberry, 2000). En outre, de nombreux auteurs affirment que l'usage croissant d'Internet est lié très étroitement à la maladie de l'homme moderne, c'est-à-dire à la solitude. Selon Breton (2000), l'être ensemble est remplacé sur le réseau, par « l'interactivité », ce qui contribue à créer des « relations très réactionnelles, rapides, peu engageantes ». La performance technique, pour Wolton, n'est aucunement liée à l'amélioration de la communication humaine ; au contraire, elle ajouterait « une bureaucratie technique à la bureaucratie humaine » (2000 : 109). Cette omniprésence de la technologie — multibranchement — ne fait que créer l'illusion qu'on communique avec l'autre ; en réalité, elle réduit l'homme à une sorte d'esclavage, « enchaîné par les mille fils invisibles de la communication » (Wolton, 2000).

Le discours optimiste

Les personnes qui considèrent l'effet d'Internet comme généralement positif tiennent un discours optimiste et parfois même utopiste (Kollock et Smith, 1999). Deux idées principales tissent la trame de fond du discours des défenseurs des nouvelles technologies : 1) la promesse d'un monde meilleur et 2) l'inéluctabilité d'Internet. On affirme d'abord qu'il y aura rehaussement de la qualité de la vie parce que la société en réseau, qui transforme la dynamique spatio-temporelle, réduira les déplacements liés aux accomplissements des fonctions quotidiennes et, donc, fera en sorte qu'on consacrera plus de temps aux loisirs. Gates et al. (1995) superposent à cette dimension spatio-temporelle l'idée qu'Internet nous permettra d'avoir plus de contrôle sur nos interactions, et donc plus de liberté. Avec le progrès technologique et notamment le développement de l'intelligence artificielle, l'ordinateur deviendra le majordome de l'homme (Negroponte, 1995 : 190). Ainsi libéré de nombreuses tâches transférées aux machines, l'homme jouit d'un plus grand éventail de choix et d'activités ; il accroît sa part de liberté. En outre, les autoroutes électroniques, avec leurs diverses applications communicationnelles représentent des voies par excellence pour nouer de nouvelles connaissances, et ce, à l'échelle planétaire. Elles permettent également d'entretenir beaucoup plus facilement les relations avec des parents et des amis auxquels, pour de nombreuses raisons, il est souvent impossible de rendre visite. La capacité qu'a Internet d'unifier les collectivités est fortement soulignée dans tous les écrits ; il est question d'unir les populations du monde, de regrouper les nations, sur le plan réel ou virtuel. Sfez insiste sur le fait que « [l]e réseau est au centre des technologies de la communication, [qu']il en est la figure dominante » (1999 : 20). Mais il précise qu'il s'agit d'un réseau non hiéarchique et que l'interaction y est nettement centrale. Ces visions évoquent les deux caractéristiques principales du réseau : la convivialité et l'accès au savoir (1999 : 21), lesquelles, étroitement interdépendantes, contribuent au rapprochement des êtres humains. De ce point de vue, c'est en facilitant la communication qu'Internet confère du pouvoir parce qu'il permet de mobiliser rapidement des gens pour provoquer des changements (Lévy, 1998 ; Gates, Myhrvold et Rinearson, 1995 ; Negroponte, 1995). Enfin, selon le discours optimiste, le réseau est associé au progrès de la technique qui, en retour et selon l'héritage positiviste du XIXe siècle, est également un facteur de progrès social (Durand et Scardigli, 1997 : 658). Il s'ensuit que celui ou celle qui ne se branche pas est vite marginalisé, et c'est particulièrement vrai pour les jeunes, selon Bill Gates.

Au cours des dernières années, des recherches ont été menées sur ces questions et, dans l'ensemble, elles démontrent que les TIC facilitent les contacts sociaux (Hampton et Wellman, 2000 ; Lam, 1999 ; Parks et Roberts, 1998 ; Patrick, 1997). L'étude de Hampton et Wellman suggère qu'il existe une corrélation entre l'usage des TIC et l'augmentation des contacts sociaux. En effet, les liens sociaux établis dans Netville (une nouvelle banlieue de Toronto où une infrastructure électronique à la fine pointe a été intégrée aux habitations pendant la construction) ne sont plus limités à la proximité physique mais s'étendent bien au-delà des quartiers. D'autres enquêtes indiquent qu'Internet peut contribuer au maintien d'une variété de liens sociaux (forts, faibles, instrumentaux, émotifs). Cependant, rares sont les relations qui sont maintenues grâce au seul intermédiaire des médias électroniques ; leur maintien dépend plutôt d'une combinaison d'interactions qui ont lieu dans les mondes virtuel et réel (Hampton et Wellman, 2000 ; Lam, 1999 ; Parks et Roberts, 1998). Le rapport sur Internet de l'UCLA (2000) révèle que 12,4 % de ses usagers disent avoir rencontré les gens qu'ils ont d'abord connu sur Internet et que 26,2 % n'ont jamais rencontré, physiquement, leurs correspondants en ligne.

Des chercheurs se sont penchés sur l'impact de l'usage des TIC sur leurs relations interpersonnelles, mais les résultats obtenus semblent se contredire. D'une part, l'effet serait positif ; par exemple, les usagers rapportent que, depuis qu'ils participent à une communauté en ligne, ils se réunissent et discutent davantage avec leurs parents et leurs amis (Patrick, 1997 ; UCLA Internet Report, 2000). D'autre part, les répercussions sur la vie sociale seraient négatives et parfois associées à une forme de dépression chez les internautes parce qu'ils se retirent de leur réseau social (Nie et Erbring, 2000 ; Kraut et al., 1998). L'enquête de Nie et Erbring (2000) sur l'effet d'Internet sur la vie quotidienne des utilisateurs indique que 25 % des répondants qui se branchent au réseau plus de cinq heures par semaine rapportent qu'ils passent moins de temps avec leurs amis et les membres de leur famille et que 10 % d'entre eux disent participer moins souvent à des activités à l'extérieur de la maison.

Tableau 1. Synthèse des effets d'Internet sur le social

 

Discours optimiste

Tourné vers le futur et promet un avenir meilleur

Discours pessimiste

Dénonce l'impérialisme communicationnel qui opprime les citoyens

 

Net

  • Promesse d'un monde meilleur
  • Inéluctable (le Net est associé au progrès de la technique et, par extension, au progrès social

 

Net

  • Antihumaniste
  • Hégémonie américaine sur le marché mondial

L'usage du Net :

  • Permet de faire la connaissance de nouvelles personnes et facilite le maintien de relations existantes
  • Entraîne une augmentation d'échanges, donc plus de « créativité collective »
  • Permet la création d'un nouvel outil de mobilisation pour la société civile, donc rend plus facile la participation à un projet de société

L'usage du Net :

  • Contribue à la formation de relations peu engageantes parce que l'être ensemble est remplacé par l'interactivité
  • Contribue à créer un gouffre entre ceux qui sont branchés et ceux qui ne le sont pas
  • Contribue à la désynchronisation des activités sociales et donc constitue une sorte d'obstacle à l'élaboration de projets collectifs

samedi 16 mai 2015

La dissociation sur internet

 Le film, Man, women and children de Jason Reitman




Men, Women & Children brosse le portrait de lycéens leurs rapports, leurs modes de communication, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et leur vie amoureuse. Le film aborde ainsi plusieurs enjeux sociétaux, comme la culture des jeux vidéo, l’anorexie, l’infidélité, la course à la célébrité et la prolifération de contenus illicites sur Internet. Tandis que les personnages s’engagent dans des trajectoires, dont l’issue est parfois heureuse et parfois tragique, il est désormais évident que personne ne peut rester insensible à ce bouleversement culturel qui déferle sur nos téléphones, nos tablettes et nos ordinateurs.

L'ouvrage d'Alain Finkielkraut




La culture classique et humaniste offrait des armes théoriques pour résister à la tyrannie du pouvoir politique et pour dénoncer les menaces de la société marchande. En revanche, face à la mise en réseau de la société, accomplie aussi bien par le web que par la mondialisation des échanges économiques, les outils d'analyse font défaut. Nos sociétés bourdonnent de plus en plus comme des ruches où chacun se transforme en vecteur d'information. Il y a là quelque chose d'inquiétant, mais difficile de dire quoi. Faut-il incriminer Internet ? Faut-il au contraire se précipiter vers le monde du virtuel, jusqu'à y entraîner l'école, afin de ne pas passer pour archaïque ? Difficile en effet de résister à la liberté, même quand elle semble s'emballer et surtout quand elle se donne l'apparence d'un destin.
Le propos d'Alain Finkielkraut et de Paul Soriano n'est pas ici d'annoncer l'Apocalypse mais de s'en prendre, en philosophe et en sociologue, à la naïveté des discours qui chantent les louanges du cyberespace. À contre-courant de l'apologie de l'interactivité, de l'ubiquité, de la flexibilité, les auteurs se dressent contre l'utopie mortifère du monde unidimensionnel de la connexion immédiate : sans durée, sans mémoire (devenue inutile), sans frontières, sans institutions… sans réalité.